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Origine : liste zpajol liste des sans-papiers et sans papières
http://www.migreurop.org/article922.html
Tribune parue dans Libération du 13 juin 2006 sous la signature
de Claire Rodier, présidente du réseau Migreurop
Une expression commence à se banaliser dans les médias
et chez certains politiciens : c’est celle d’«
émigration illégale ». On l’emploie beaucoup
depuis quelques jours, à propos de ces Africains qui, par
le désert puis par la mer, tentent de traverser l’inconnu
pour rejoindre les rivages européens.
La notion d’« émigration illégale »
nous alarme, pour les lendemains maléfiques qu’elle
paraît annoncer. Elle n’est pas nouvelle puisque déjà
Le Monde titrait le 23 juin 2003 : « Les Quinze ne sanctionneront
pas les pays d’émigration illégale. »
Peu après, le gouvernement marocain promulguait la loi n°
02-03 du 11 novembre 2003 « relative à l’entrée
et au séjour des étrangers au Maroc et à l’immigration
et l’émigration irrégulières »,
dont les articles 50 à 52 punissent sévèrement
(jusqu’à vingt ans de réclusion) quiconque quitte
ou aide à quitter « le territoire marocain d’une
façon clandestine ». Et de fait, poussé en cela
par l’Union européenne (UE), le Maroc a pris l’habitude
de faire la chasse aux sortants - ce qui, on le sait, s’est
soldé par une quinzaine de morts par balle lors des événements
de Ceuta et Melilla de l’automne 2005.
Aujourd’hui, l’expression « émigration
illégale » se propage, transformant le seul fait de
prendre la route en un acte répréhensible. Elle vient
de recevoir l’aval de la Conférence des ministres de
l’intérieur de la Méditerranée occidentale
(CIMO), qui s’est tenue à Nice les 11 et 12 mai 2006,
sous la présidence de Nicolas Sarkozy, par un communiqué
« saluant les efforts des pays de la rive sud de la Méditerranée
pour contenir l’émigration illégale vers l’Europe
». Plus au sud, les autorités sénégalaises
viennent d’annoncer qu’elles ont procédé
sur leur propre territoire à l’arrestation de plus
de 1 500 « candidats à l’émigration clandestine
» qui s’apprêtaient à rejoindre les Canaries
en pirogue (AFP, 22 mai 2006).
Cependant, ni le concept qui fait de l’émigrant un
criminel, ni les pratiques qu’il prétend autoriser
n’ont de légitimité au regard d’un texte
de 1948, qui engage tous les Etats membres de l’ONU. En effet,
l’article 13, alinéa 2 de la Déclaration universelle
des droits de l’homme (DUDH) énonce : « Toute
personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et
de revenir dans son pays. » Ce droit a été confirmé
par plusieurs textes internationaux à portée contraignante,
dont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
de 1966. Ainsi, seule l’immigration peut ne pas être
légale, l’entrée sur le territoire d’un
Etat étant soumise à son vouloir souverain. C’est
bien sûr par une symétrie fallacieuse que l’idée
d’une « émigration illégale » s’est
forgée, puisque si aucun pays n’est disposé
à accueillir le voyageur, alors celui-ci perd le droit de
voyager.
La criminalisation du migrant à la source n’est certes
pas nouvelle. Mais elle a été et reste l’apanage
des pays s’inspirant du modèle soviétique, où
il est naturel de tirer à vue sur l’émigrant,
considéré comme un fuyard ; divers régimes
autoritaires s’en sont inspirés. La DUDH a pu servir
précisément à cela : « illégal
» chez lui, l’émigrant devenait un immigrant
bienvenu dans le pays d’accueil. Par une ironie habituelle
dans l’histoire politique, une même référence
à l’illégalité du départ est invoquée
maintenant comme un péché contre notre hospitalité.
Et les principes juridiques universellement reconnus sont passés
à la trappe.
Sur fond d’électoralisme raciste, cette création
de vocabulaire cache un marchandage. Du côté de l’UE,
l’on entend monnayer ses libéralités, astucieusement
baptisées tour à tour « aide à la surveillance
des frontières » et « aide au développement
». Du côté des pays dominés, c’est
la surenchère à qui sera le meilleur élève
d’une UE qui désormais ne cache plus qu’elle
distribue ses prébendes à l’aune de leur capacité
à endiguer les flux migratoires. Ainsi à Rabat, l’on
se plaint que les quarante millions d’euros promis par l’UE
à ce titre n’ont toujours pas été versés,
en dépit des efforts de la police et de l’armée
marocaines pour stopper les flux « illégaux »
vers le Nord. Et l’on sait que, si en 2005 la Libye parlait
de lâcher deux millions de migrants sur l’Italie, c’était
pour obtenir reconnaissance et appuis financiers en Amérique
et en Europe - ce qui fut fait. Plus que jamais, la stratégie
du tiroir- caisse est appelée à faire florès,
et l’on se bouscule aux guichets de l’UE. S’adressant
aux Espagnols qui veulent lui renvoyer ses boat people échoués
au Canaries, le président du Sénégal, Abdoulaye
Wade, clame pour ne pas être en reste : « Qu’ils
me les renvoient, mais qu’ils me donnent aussi [de l’argent
pour l’irrigation] » (Journal du Dimanche, 21 mai 2006).
En réalité, les gouvernements européens et
africains sont en train d’imposer un concept qui n’a
aucun fondement juridique, aux seules fins de lutter contre l’immigration
illégale. Ce qui inquiète le plus, c’est cette
régression annoncée vers un système qui généralise
la mise à l’écart des indésirables en
recourant un peu partout à leur enfermement : d’un
côté le sanctuaire des pays riches, et de l’autre
une zone d’où il sera interdit de sortir, et qui s’apparentera
à un vaste camp. Et enfin, l’Europe se construit en
produisant toujours plus de violence à ses marges. En attendant,
dans les pays situés au milieu de ce face à face,
un racisme attisé par les pays dominants se développe,
notamment à l’égard des migrants d’Afrique
noire pris au piège d’une trajectoire migratoire interrompue.
La stigmatisation d’une prétendue émigration
illégale contribue à renforcer l’arsenal policier
des pays qui collaborent, de gré ou de force, aux politiques
européennes dont le but est de tenir les étrangers
à distance.
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